Un coin de nature entre deux entrepôts
Sous un soleil parisien insoutenable (et sous notre masque), on arrive tant bien que mal à la ferme d’Aubervilliers, appelée Sous les fraises. Autour, c’est un no man’s land. On nous chuchote dans l’oreillette qu’une forêt urbaine surgira bientôt de sous la terre mais pour l’instant grues et bâtiments se battent en duel. On pousse une porte en fer au-dessus de laquelle trône fièrement un panneau “Ferme urbaine”. Surprise : devant nous un petit coin de paradis. Marie nous y accueille avec un grand sourire et des framboises ramassées le matin même. Pas de doute, elles ne viennent pas du supermarché d’à côté.
Chez Sous les fraises, tout vient de là, mais pas de sous nos pieds. Il faut lever un peu la tête, pour découvrir les cultures posées à la verticale. Dominique est elle aussi baba : “Ce qui m’a surprise en arrivant ce sont les fleurs et la façon dont elles sont installées à la verticale, comme des panneaux de jardin.”
“Les murs végétalisés, c’est une question d’espace.” nous explique Marie. Ce n’est pas sur les toits du BHV (ndlr un grand magasin parisien où la structure a une autre ferme) que l’on peut planter des hectares et des hectares, c’est certain. Chez Sous les fraises, il y a 20 sites, dont 19 sur les toits et celui-ci, l’exception qui confirme la règle. Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle les murs sont à la verticale. Dans l’agriculture bio, le désherbage est une bonne partie du travail. En plantant de cette façon, Marie et ses collègues évitent d’emblée toute mauvaise herbe. Les murs sont tissés avec du chanvre et de la laine de mouton, qui viennent de non loin de là. Car ici tout est local, jusqu’au joli tablier de Marie, fabriqué par une créatrice à partir d’un tissu parisien. D’ailleurs, Dominique avait visé dans le mille : “Selon moi, une ferme urbaine est un lieu de culture pour que les habitants des environs puissent consommer des produits locaux.” Faire du local avec du local donc, jusqu’au bout du fil.
Tous les sens en éveil
Alors que fait-on pousser à Aubervilliers ? “On travaille les produits frais, tout ce qui se voit se mange.” nous précise Marie. Ni une ni deux, elle fait découvrir à Dominique quelques plantes, qui pourraient bien se retrouver dans son assiette. L’houblon de la ferme, quant à lui, pourrait bien être l’élixir de sa prochaine pinte. Le shiso (ou basilic japonais) est utilisé dans de nombreux plats du pays du Soleil-Levant. Le géranium, d’ailleurs très apprécié pour son odeur, est utilisé pour des cocktails avec du Gin.
C’est qu’il ne faudrait pas venir à la ferme enrhumés. En plus d’en prendre plein les papilles, comme avec le Mertensia maritima qui a la saveur de l’huître, on en prend aussi plein les narines. Dominique observe chacune des plantes, les hume et les savoure, jusqu’à tomber sur un géranium cola qui n’est pas à son goût.
« On travaille les produits frais, tout ce qui se voit se mange. »
Après l’effort, le réconfort. On engloutit des framboises rouges, jaunes (celles-ci appelées FallGold) et aussi des fraises. Ces fraises ont chacune leur allure. Sans produit chimique, elles sont toutes différentes et ne ressemblent en rien à celles que l’on trouve dans les barquettes de supermarchés. Et les framboises, sont-elles meilleures à la ferme de Marie que chez Dominique ? D’après notre lectrice, la réponse est toute trouvée : “Mon petit-fils vous dira que les framboises sont meilleures chez sa grand-mère.” Tout est une question de point de vue, mais nous on se régale.
De la plantation à la restauration
Dans tous les cas, on n’en fera pas toute une confiture car ces fraises et framboises sont destinées aux professionnels. Pour les chefs restaurateurs, c’est une aubaine. “Souvent, ils commandaient des fleurs cultivées qui provenaient par exemple d’Israël et ils en avaient marre de travailler avec des aromates emballés dans du plastique et venant de très loin par avion.” Les restaurateurs ne sont d’ailleurs pas les seuls à profiter de ces délicieux produits. “Hier par exemple, on a fait des cueillettes pour des bars à cocktails. On livre beaucoup de glaciers aussi en ce moment.” nous raconte Marie. Les bières faites du houblon de Sous les fraises sont à déguster dans des bars-brasseurs de Paris comme La Distillerie, les biscuits faits de leurs plantes sont à croquer dans une biscuiterie de Romainville. Avec Dominique, on a l’eau à la bouche. Et ce n’est pas tout : “On a une gamme d’épicerie : “L’épicerie des toits de Paris”.” On y retrouve des infusions à base des fleurs cultivées dans la ferme. Mais attention, Marie précise : “Rien à voir avec les sachets Lipton, ici les gens redécouvrent le goût des bonnes infusions”.
« Souvent, ils commandaient des fleurs cultivées qui provenaient par exemple d’Israël et ils en avaient marre de travailler avec des aromates emballés dans du plastique et venant de très loin par avion. »
En somme :
Une bonne dose de partage
Il ne suffit pas de faire des bonnes choses. Pour que demain, les fermes prennent leur place dans la ville, il faut aussi les montrer au public. L’accueil du public, c’est justement ce dont s’occupe Marie. “C’est quelque chose d’assez rare en ville, de pouvoir s’immerger dans les plantes un petit temps”. Et ce ne sont pas les anecdotes qui lui manquent : “Avec les enfants notamment, ce sont des moments assez chouettes. Ils ne comprennent pas au début que cela se mange. Mais on peut les comprendre : on les emmène sur les toits d’un grand centre commercial, c’est vertical, ce n’est pas forcément l’image qu’on se fait d’une ferme ou d’un potager. Ce qui est chouette, c’est de voir leurs réactions quand on commence à leur faire goûter des fleurs. Pour le bégonia par exemple ils vont dire “Ah cela ressemble aux têtes brûlées”.” Voilà qu’opère la magie de l’agriculture urbaine : déconstruire une image que l’on peut avoir de l’alimentation mais aussi en construire une nouvelle, où l’on comprend qu’il y a de la place pour la nature en ville et que les produits frais, cela ne pousse pas dans un supermarché.
Plutôt fourmis que cigales
Pendant que Marie choie ses petits visiteurs, toute une fourmilière s’active derrière. Chez Sous les fraises, ils sont entre 15 et 20 employés, tous salariés. Il y a les architectes, dont Laurine Jacquier (fondatrice aux côtés de Yoan Hubert), mais aussi l’équipe de développement et de gestion de projets. Puis il faut faire circuler l’eau, donc ils font appel aux métiers de l’hydraulique. Le système est informatisé, alors ils ont des informaticiens mais il y a aussi des menuisiers pour construire leurs structures en bois… Et ainsi de suite. Et puis, chez Sous les fraises, tout le monde fait plusieurs métiers – “on est tous un peu des moutons à cinq pattes” – car la bonne volonté compense des moyens limités.
L’entreprise soufflera bientôt ses six bougies mais elle n’en reste pas moins pionnière dans le domaine de l’agriculture urbaine. “On apprend beaucoup, c’est dur et fatigant mais c’est chouette de pouvoir ouvrir la voie. Pas que nous, d’autres acteurs aussi.” Et comme pour tout bon défricheur, les essais sont de rigueur. À la clé, des victoires mais également des ratés. Avec les abeilles par exemple. Comme le constatent aussi bien Dominique que Marie, cela a été une mode de mettre des ruches partout dans Paris. Le seul hic, c’est qu’il faut mettre beaucoup de fleurs avec les ruches, afin que les abeilles aient toutes assez à manger. D’autres projets sont encore en cours d’expérimentation, comme des permacultures dans des caves. Une drôle d’idée. À voir si elle tombe ou non aux oubliettes.
« On apprend beaucoup, c’est dur et fatigant mais c’est chouette de pouvoir ouvrir la voie. Pas que nous, d’autres acteurs aussi. »
Une graine d’espoir pour demain
Quoi qu’il en soit, l’agriculture urbaine est encore très loin de subvenir aux besoins de toute une ville. Elle peut même sembler anecdotique. Serait-ce juste une “agriculture de bobo” ? Ce n’est en tout cas pas ce qu’en disent beaucoup d’agriculteurs traditionnels. Ils apprécient que ces fermes puissent renouer le dialogue avec les villes, montrer la valeur de l’agriculture, l’impact des saisons. Revenir plus près de la terre. C’est vrai que cela fait plusieurs générations que l’on s’est coupé de la campagne. Au-delà de la sensibilisation, l’agriculture urbaine représente un sujet de santé publique comme d’écologie. Dans les fermes, les eaux pluviales sont collectées, la biodiversité est remise au centre, et les plantes rafraichissent localement le climat (ce n’est pas nous qui dirons le contraire, la canicule se fait bien moins sentir au milieu de la ferme que dans les rues de Paris).
Le mouvement devrait donc s’installer. Pour la chercheuse Pascale Scheromm, “Les perceptions individuelles et sociales devront encore évoluer afin qu’émerge véritablement un nouveau lien de proximité entre ville et agriculture. Reconnaître chaque forme d’agriculture en tant que telle, en tenant compte de sa capacité de production et de son urbanité spécifique pourrait être un moyen d’avancer dans ce sens.” Marie confirme : “Il y aura beaucoup plus de liens ville/campagne à l’avenir. Cela fera sens de se tourner vers le périurbain voire le rural.” Avec Dominique en tout cas, on y croit et on a hâte de retrouver dans nos assiettes des plantes qui viennent du toit du gymnase d’à côté.
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Un peu d’écoute : Bons plants, un podcast animé par Thibaut Schepman, qui part à la rencontre des explorateurs/rices du végétal en ville. Chaque nouvelle émission s’accompagne d’une newsletter, toutes les deux semaines.
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Un peu de lecture : Les planches de BD Pourquoi mettre des fermes dans les villes ?, dessinées par Baptiste Grard et Mathieu Ughetti, qui racontent pourquoi c’est chouette d’installer des micro-fermes dans les villes.
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Un peu de pratique : Les fermes de Sous les fraises à Paris, L’Agronaute, la ferme urbaine et solidaire à Nantes, ou encore Le Talus, une ancienne friche transformée en ferme urbaine à Marseille.